Cube jazz
à Jacques-Henri Pons

 Quand craque le jour
quand le coeur se fait ventre
quand le monstre s'assied à ma table
avec rien dans les yeux que l'eau de ma misère
je renonce à me mettre à jamais dans les mots
dans le mot femme
dans le mot fruit

Je mets un grand cube devant moi
comme dans les toiles de Magritte
un cube d'air que personne ne voit
un cube aux arêtes de miroir
beau comme l'esprit de géométrie
beau comme un coeur enfin qui serait son absence

Et j'y mets un premier nègre
un nègre aux doigts de gomme sèche
qui joue de la contrebasse
et s'appelle Charlie Mingus

Et j'y mets un second nègre
qui va mourir pour avoir piégé trop tôt
les dieux comme des pies à la glu de son saxophone
et qui s'appelle John Coltrane

Et j'y mets un troisième nègre
qui n'est pas nègre mais seulement
l'escalier stupéfiant du blues
que monte et redescend selon les rigueurs secrètes de l'alcool

l'ami blanc qui se met au piano
en dépit d'une main gauche dont Thélonius Monk
n'assurerait pas qu'elle sort de sa maîtrise
mais dont la voix retrouve
au bout de la nuit de chênes verts
le chant profond des viscères humains
où dormait l'âme où s'éveille un dieu

Et j'y mets un quatrième nègre
qui est la nuit même que je porte
mais les drums diront-ils jamais
là o un Lionel Hampton exorcise
une liberté menacée d'anarchie
la pervenche la noix vomique et le kola
que fleurit l'arbre de mes veines?

D'architecte de l'invisible
ne cherche rien d'autre, passant,
qu'un oiseau multicolore:

sa mort
la tienne